29 mars – Le public plus que jamais au centre du musée – Serge Chaumier

Le choix de la fermeture des lieux publics et de l’enfermement généralisé des populations, engagé par des gouvernements de par le monde, pose des questions qui dépassent bien sûr le seul cadre des musées. Toutefois ceux-ci doivent y faire face et cela semble poser des questions à trois niveaux : celui global des directives prises, celui de la manière dont les musées y répondent et, enfin, celui de la relation que l’on entend établir avec les publics. Il est d’autant plus important de tenter d’y réfléchir que la crise et les réponses apportées ne sont sans doute que la première répétition d’un phénomène qui a toutes les chances de se reproduire à l’avenir.
Concernant la gestion globale, il faut d’abord s’étonner que l’on applique les mêmes directives quels que soient les territoires, et notamment en ce qui nous concerne les types d’espaces publics pourtant fort différents les uns des autres. On ne cherche pas à départager les lieux aux fortes fréquentations des lieux confidentiels. Une fois de plus les normes appliquées à tous sont celles du Louvre ou de Versailles, y compris pour les petites structures recevant dix visiteurs par jour. Cela n’est certes pas valable que pour les musées, puisque même les espaces naturels deviennent interdits à l’instar des grandes métropoles.
Au-delà des retombées économiques, des difficultés rencontrées, des reports ou suppressions d’expositions et de programmation, des impacts sur le plan des emplois vacataires, mais aussi sur l’accueil en stages de jeunes en formation, toutes choses qu’il est encore trop tôt pour analyser, la crise n’étant pas terminée, il est certain qu’un ralentissement d’activités sera constaté. A la réouverture, les comportements vont-ils évoluer ? L’interactivité correspondra-t-elle à une période de l’histoire en muséologie ? Depuis quelques années émergeait la méfiance envers les audioguides avec la demande de bonnettes et de désinfection, Noli me tangere* redeviendra-t-il demain le nouveau credo, cette fois porté par les publics ? Une fois les peurs bien ancrées dans les comportements (et ce d’autant que le manque d’immunité rendra les populations de plus en plus fragiles), faudra-t-il inventer des musées sans contact ? Déjà des multimédias sans contact sont en déploiement, demain manips et jeux devront-ils également l’être ?
En période de confinement que font les institutions ? S’inquiéter de sécuriser et de surveiller malgré tout les collections certes, mais peut-être aussi prendre le temps, habituellement trop rare, pour réfléchir aux actions et à leurs sens. Que peuvent entreprendre les structures pour continuer à exister ? N’est-ce pas une manière radicale de faire apparaitre ce qui est habituellement occulté, à savoir que des musées sans public deviennent des coffres-forts qui n’ont que peu de raison d’être ? Si cette crise pouvait faire prendre pleinement conscience de cette évidence, ce ne serait pas inintéressant. Dès lors, toute l’énergie et l’action future ne devraient-elles pas être mobilisées à en prendre la mesure ? Bien souvent les institutions mettent en avant leurs collections, notamment sur leurs sites internet, au détriment des actions culturelles conduites, pourtant souvent réelles. Mais des collections sans actions culturelles ont-elles encore un sens ? C’est ce que la crise pointe, cruellement.
Il est paradoxal, que durant les fermetures, les musées soient dépourvus et que la plupart ne voient d’autres moyens que de poursuivre leurs activités en offrant un accès à leur inventaire en ligne, en mettant en avant une fois de plus leurs collections. Toutefois, du point de vue des publics, on peut douter que cela intéresse au-delà des passionnés habituels. Il est bien difficile de sensibiliser et de conduire des actions d’implications sans relations humaines, sans contact, et sans échanges réels. Si le numérique peut être une voie à explorer, ce n’est que dans la mesure où les échanges sont possibles, le dialogue établi. Or, on constate combien les sites internet ont rarement été conçus de la sorte. Ce sont des interfaces sans relation.
Offrir des jeux, des supports de co-construction, des propositions d’implications pour participer à des actions, du type Wiki, pourraient actuellement trouver écho. Réaliser une exposition virtuelle collectivement pourrait être une belle proposition par exemple. A la manière de ce que Pierre Giner a proposé avec son générateur d’expositions virtuelles avec la commande du FNAC. L’Institut du Monde Arabe à Tourcoing propose des tutoriels pour réaliser des activités manuelles… Les initiatives commencent, mais cela suppose de repenser l’interface technique et la manière de s’adresser aux communautés. Une approche qui suppose de faire confiance, et de ne plus construire le rapport de haut en bas, mais de manière concertée et collective, de viser à l’implication. Evidemment, il est difficile de résoudre ces questions dans l’urgence, mais il est peut-être permis d’y penser sur le long terme. Seulement dans ce cas, il semble que l’intérêt des internautes puisse aboutir à une fréquentation en ligne qui ne soit pas un épiphénomène.
Evidemment, cela ne résout pas la question du développement du numérique, et de ses effets somme toute catastrophiques sur le plan énergétique et environnemental, à une époque de transition écologique où chacun doit penser à réduire son impact. Le développement du numérique s’avère en contradiction avec ces exigences. Rien ne remplacera une action de proximité et une relation humaine, en face à face, et le numérique n’est qu’un pis-aller. Malgré tout, il est l’un des possibles, que l’on devrait sans doute repenser en profondeur si on veut lui donner une capacité de rebond dans de semblables circonstances.
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Serge Chaumier, professeur des universités, responsable du MEM (Master Expographie-Muséographie) en apprentissage, université d’Artois – http://www.formation-exposition-musee.fr/
* Noli me tangere (« Ne me touche pas » ou « Ne me retiens pas ») est la traduction latine des paroles prononcées par Jésus ressuscité à Marie-Madeleine le jour de Pâques dans l’Évangile de Saint Jean (XX, 17). https://fr.wikipedia.org/wiki/Noli_me_tangere_(homonymie)