16 avril – Réinventer le musée, espace du réel et de l’imaginaire – Lorenzo Greppi

 

Je tente de transformer cette période de confinement forcé en opportunité de réflexion sur les perspectives de mon métier de scénographe : une tentative liée à l’épouvantable dilatation/contraction du temps et de l’espace que m’impose la pratique aliénante du télétravail, dans son absence de visages, écoutes, rencontres, échanges, déplacements, qui habituellement accompagnent ma dimension professionnelle ; une tentative qui devient d’autant plus vitale et urgente face à l’horror vacui qui se profile à l’horizon et qui me pousse à aiguiser mes sens, m’interroger, provoquer, voire même remettre en question des acquis.
Il est assez paradoxal de constater que, partout en Europe, il n’y a jamais eu autant de discussions autour des musées comme dans cette période, où justement les musées sont fermés, dépourvus de leur propre public en chair et en os. Et si cette anomalie souligne l’importance de leur présence institutionnelle comme biens patrimoniaux, refuges identitaires et instruments de loisirs virtuels, il apparait encore plus urgent de redéfinir leur rôle dans la société du post-Covid-19. Un défi énorme qui conditionne leur destinée : où il s’agit de transformer les contraintes en opportunités vers une meilleure qualité de l’offre muséale dans son ensemble.

Parce que quand tout cela sera terminé, rien ne pourra retourner comme avant (ou du moins pas dans l’immédiat). A ce propos : quelle sera la nouvelle place du public dans les musées ? Partant de l’hypothèse, malheureusement assez vraisemblable, que la peur de maladies, les normes restrictives sur la libre circulation et la forte crise économique, limiteront forcément nos déplacements au strict nécessaire : nous voyagerons beaucoup moins et notre mobilité sera très réduite.
Dans ce scénario, les musées du post-Covid-19 devront prendre en compte deux grandes typologies de public potentiel : d’une part, le public virtuel, global, multilinguistique, multiculturel, groupé en larges communities et networks, qui devra se contenter de formes de tourisme virtuel et de visites en ligne ; et, de l’autre, le public réel, essentiellement local, plus « domestique » et « de proximité », issu de communautés et de réseaux d’utilisateurs à l’échelle territoriale, qui aura plus facilement la possibilité de visiter le musée in situ. Deux publics assez différents, que les musées seront contraints à cibler dans le contexte d’une même stratégie intégrée : varier et adapter les formes et les objectifs du marketing culturel ; décliner les deux échelles de la proximité et de la distance ; humaniser la visite en ligne et rendre plus imaginaire l’expérience de visite réelle ; etc.

Partant de mon point de vue disciplinaire, je me limite à tenter de prendre en examen la part réelle du public, d’autant plus qu’à mon avis, elle répond au mieux à la vocation première du musée défini, selon l’Icom, comme une « institution ouverte au public » (et non simplement accessible) : la part du public en chair et en os qui continuera de fait à payer son ticket, rentrer dans les salles, stationner physiquement devant les œuvres, se prendre en selfie et acheter des gadgets in situ. Un public de provenance locale, formé de personnes potentiellement connues, identifiables, qui ont un nom et un visage, habitent sur place et sont susceptibles de revenir, qui partagent avec le musée la même langue, la même topographie, le même ciel reflétant le même milieu sociétal : un public trop souvent oublié, ou du moins délaissé, surtout par les grandes institutions, que tous les musées devront donc essayer d’intéresser, motiver, conquérir, fidéliser, dans la perspective de rapports réels, concrets, plus personnalisés et durables.
Dans ce cadre, il ne s’agira aucunement de transformer les musées en musées locaux et/ou du territoire mais de les appuyer sur de solides bases territoriales, de les ancrer avant tout à leur propre géographie de référence, d’établir prioritairement de nouveaux liens identitaires et des formats de dialogue ouverts vers et depuis les milieux sociétaux locaux, de rechercher une attention nouvelle envers les différentes échelles et les réalités d’expressions plus spécifiques du territoire, d’inventer des formes privilégiées de fidélisation, d’écoute et de communication continue et constructive, etc. : et ceci dans le double objectif, d’une part, de connecter davantage chaque visiteur à sa communauté d’appartenance, et, de l’autre, de lui offrir les instruments et les outils qui lui permettront de s’approprier « son » musée et d’en devenir part active. Où il s’agit en fin de compte d’accueillir chaque visiteur dans le musée comme dans un grand « chez-soi » communautaire.

La question qui suit implicitement est : quelle sera en ce cas la nouvelle place des musées ? Partant du déluge d’images virtuelles que les musées mêmes déversent en ligne tout au long de cette période, les visiteurs réels du post-Covid-19 auront-ils envie de passer de la visite en ligne à la visite in situ ? Ne seront-ils pas déçus par toutes les attentes et les promesses affichées sur le net ? Car sur le digital les musées sont plus propres, ont de bien meilleurs services et sont (pour l’instant) gratuits : on peut les voir depuis la maison confortablement assis sur le canapé, il n’y a pas de files d’attente, il suffit de suivre le flux des images sans devoir prendre de décisions (si ce n’est celle d’un clic), l’attention est habilement canalisée sur les œuvres et quelques histoires créées ad hoc, effaçant ainsi le problème des mauvais éclairages, des scénographies inexistantes, des narrations manquantes et des innombrables détails incongrus qui en perturbent la perception.
Après tous ces abus d’images virtuelles (voire irréelles ou surréelles), les musées seront appelés au double défi d’exploiter l’envie de personnes de reconquérir le plan du réel et de profiter de certains impacts positifs du virus – tels que la raréfaction du public, l’échelonnage des visites, l’espacement des visiteurs, le silence, etc. – pour mettre au point des expériences de visite innovantes capables d’exalter la dimension muséale « en vrai » et « à la vraie échelle » : capables de les qualifier, d’une part, comme moments spatio-temporels réels de socialisation, partage et rencontre sur site et, de l’autre, comme l’une des rares expériences et occasions concrètes de « déplacement » et de « voyage » encore praticables et parcourables. Pour un voyage à la fois physique, mental et émotionnel entre images, imaginations et imaginaire.
Où le travail du scénographe devra partir de la mise en scène des images à disposition, des œuvres, des biens du patrimoine matériel et immatériel et des collections muséales, pour stimuler le visiteur à utiliser son imagination, provoquer ses émotions, sa fantaisie, ses rêves, ses mémoires, s’appuyant sur l’énorme potentiel de son imaginaire, sa soif accrue de paysages, géographies, histoires, chants, poésies, le vide des rencontres, des altérités et des diversités frustrées par le virus.
Pour un musée du réel et de l’imaginaire, qui ne se renferme pas sur lui-même à l’intérieur de ses limites physiques mais se projette au contraire vers sa quatrième dimension extra-murale, marquant la trace et la trame d’une série d’ouvertures vers et depuis l’extérieur, l’altérité, le territoire, le temps, pour explorer – à partir de son point de vue spécifique – les contradictions et les défis de notre société contemporaine : un point de vue privilégié qui impose toutefois – et plus que jamais en cette période d’incertitudes, de nouvelles virtuelles et de fake news – un pacte de confiance et de vérité partagées entre le visiteur et son musée qui ne pourra être trahi, à partir de la mise en scène d’un aménagement cohérent au service des contenus et de la poétique des émotions.

Où le grand défi sera, en définitive, celui de repositionner le visiteur « à l’intérieur » du musée : non pas en son centre, mais au cœur de ses complexes dynamiques entre contenu, contenant, œuvres, patrimoine, histoires, public, scénographies, images, imaginations. Pour un musée « inévitable », nécessaire, à la fois domestique et public, d’un seul et de tous, d’appropriation et de partage, du réel et de l’imaginaire : un lieu unique, irremplaçable, non reproductible ailleurs ou d’autres manières, lieu de vérité et d’identités, lieu de complexités et de connaissance, lieu d’émotions…

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Lorenzo Greppi, architecte-scénographe info@lorenzogreppi.com