24 avril – De la Peste noire (1347) au Coronavirus (2019) : le recours à l’histoire – Patrick Fraysse

 

Le coronavirus a ressuscité l’image de la Peste noire, la plus célèbre et la plus terrible des épidémies médiévales qui a ravagé un tiers de la population au XIVe siècle. De nombreuses images de cette « mort noire » comme disent les anglais circulent encore aujourd’hui empruntant les nouveaux canaux numériques de distribution de l’information. Le confinement actuel a provoqué de nombreuses initiatives d’explication des épidémies, navigant entre communication scientifique sur la maladie et les moyens de s’en prémunir et tentatives, plus ou moins réussies, de médiations et de mises en perspective historiques.

Un petit sondage rapide dans les médias en ligne et les réseaux sociaux montre un intérêt croissant des auteurs des articles, des billets et des images pour l’expertise scientifique sur le Covid-19 en particulier et les épidémies en général. Les experts sont convoqués tous les jours par les responsables politiques et beaucoup d’entre eux s’expriment longuement sur les plateaux des chaînes d’information continue ou dans les colonnes des quotidiens et des hebdomadaires de la presse imprimée. Parmi eux il est intéressant de constater que les historiens sont très souvent interrogés sur les pandémies du passé et on leur demande globalement de nous éclairer sur les leçons éventuelles à en tirer. Que dire de la grippe espagnole de 1918-1920, ou des épidémies plus récentes de 1956-1958 (grippe asiatique) ou de 1968-1969 (grippe de Hong-Kong) dont on a presque oublié le nom et l’existence mais qui ont pourtant été très meurtrières ? Est-il alors raisonnable de regarder ce qui s’est passé autrefois pour comprendre notre présent ? Peut-on tirer des leçons du passé ? Jusqu’où peut-on remonter ? Toutes les épidémies de l’histoire, les typhus antiques, les pestes médiévales, les choléras modernes ou les grippes contemporaines, mettent-elles en œuvre les mêmes mécanismes ?

Toutes ces questions sont posées par des journalistes à des experts-historiens. Elles sont aussi exposées par des historiens qui s’auto-saisissent et participent à ce travail de médiation et d’éducation que les haschtags #Nationapprenante ou #Culturecheznous mettent en exergue. Il y a enfin d’autres prises de paroles expertes qui convoquent le passé sans appartenir à la sphère académique des historiens. Dans le rapide tour d’horizon qu’il est possible de faire sur internet, notamment via la presse dite « grand public », j’ai pu faire trois constats intéressants. D’abord que le Moyen Âge et la Peste noire de 1347 sont très souvent cités et que son évocation est l’occasion de rectifier des idées reçues. Puis que certaines images d’illustration trop fréquemment utilisées font malgré tout circuler des stéréotypes. Et enfin, résultat inattendu, que le masque du costume du « médecin de peste » du XVIIe siècle a connu une diffusion et une célébrité remarquable jusque sur les réseaux sociaux contemporains.

Les historiens médiévistes nous disent tous qu’il est bien difficile de faire des parallèles entre les époques. Ce que nous enseigne l’Histoire, ce sont des données sur le passé, rien de plus mais c’est déjà beaucoup !
Dans une interview parue dans Paris-Match, publiée le 26 mars 2020, Julien Loiseau, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’Université d’Aix-Marseille résume par exemple quelques-uns des éléments saillants de la Grande peste médiévale. Ce premier bilan nous montre d’emblée une ressemblance notoire avec l’épidémie actuelle de Coronavirus. Contrairement à ce qui se dit souvent trop rapidement, le monde médiéval est un monde connecté. Ses nombreuses liaisons commerciales sur route ou par voies maritimes constituent une mondialisation des échanges de biens et de personnes qui ne date donc pas d’aujourd’hui. L’information selon laquelle c’est une puce qui est à l’origine de la pandémie, est presque anecdotique dans sa démonstration.
Claude Gauvard, grande spécialiste du Moyen-Age elle aussi, s’exprime sur les conséquences de l’épidémie de cette peste noire du XIVe siècle. Dans cette interview parue dans 20 minutes le 27 mars 2020, elle explique que la société médiévale n’a pas tiré les leçons de la crise, rien n’a vraiment changé, ni la façon de croire, de produire ou de gouverner. Le monde d’après la Peste a recommencé comme avant. Cela fait écho à nos interrogations d’aujourd’hui !
Enfin dans Médiapart, le 12 avril 2020, Patrick Boucheron préfère ne pas seulement interroger le passé pour se rassurer sur les permanences ou les concordances des temps, mais mesurer ce en quoi aujourd’hui diffère d’hier et montrer la complexité de la méthode historique.

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Image libre de droit fréquemment utilisée dans l’illustration des articles cités.
Disponible sur Wikimédia

Titre du fichier : Burying Plague Victims of Tournai.jpg
Description : Enterrement de victimes de la peste à Tournai. Détail d’une miniature des « Chroniques et annales de Gilles le Muisit », abbé de Saint-Martin de Tournai, Bibliothèque royale de Belgique, MS 13076-77, f. 24v.

   

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Ces récentes prises de parole des spécialistes de l’histoire dans les médias sont complétées par des articles de vulgarisation sur cette Peste noire. Le besoin insatiable de contenus et la volonté de « coller à l’actualité » ont provoqué la production de textes, d’images et de vidéos censés « tordre le cou aux idées reçues ». Le collectif Actuel Moyen Âge, rassemblant de jeunes docteurs en histoire, raconte le Moyen Âge sur un blog bien connu des médiévistes. Pendant cette période de confinement, ils proposent d’expliquer la Peste noire avec des termes simples. On peut par exemple lire sur un de leurs billets : « Les médiévaux n’avaient pas Facebook : mais eux aussi savaient combien il est important, durant une épidémie, de retisser en permanence le lien social ». La preuve avec deux exemples, des prières œcuméniques à Damas en 1348 et l’organisation de fêtes en 1400 à Paris. Le ton est nécessairement humoristique et décalé dans la présentation des faits mais les informations sont authentiques.

On retrouve le même souci de vulgarisation de l’histoire sur les chaînes Youtube spécialisées. Ce phénomène médiatique des « youtubeurs » a poussé des passionnés, souvent d’anciens étudiants d’histoire devenus vidéastes comme Benjamin Brillaud, à inventer une forme de journalisme hybride, hésitant entre le cours d’histoire joyeux et l’éditorial engagé. Parmi les plus connus (les plus vus) sur la thématique historique, il a fondé Nota Bene en 2014 et a adopté une signature visuelle symbolique de notre sujet sur la Peste noire. Une de ses dernières vidéos (1 216 440 vues le 12 avril 2020) porte évidemment sur La grande peste noire du Moyen Âge.

 

 

Son logo montre en effet un personnage chapeauté avec un grand nez pointu. Ma recherche documentaire sur la circulation médiatique de cet objet d’histoire qu’est la Peste noire m’a très vite permis de reconnaître, bien que stylisé, le « masque de la peste médiévale ». On le reconnait aussi dans une autre vidéo pédagogique, What Made The Black Death (The Plague) so Deadly ?, diffusée sur la chaîne youtube The infographics show. Le film d’animation impose cette image du « médecin de peste », surgi au XVIIe siècle avec son long manteau de protection, ses gants de cuirs, et ce masque caractéristique, au long bec bourré d’herbes aromatiques.

 

 

Le site National Geographic a publié de son côté, le vendredi 13 mars 2020, l’article Pourquoi les médecins de la peste portaient-ils ces drôles de masques ?, pour expliquer les circonstances de l’apparition de ce costume et de ce masque mais aussi son utilisation ultérieure comme masque de carnaval. Depuis le Moyen Âge en effet, on pense (en partie à tort) que la peste se transmet par l’air qu’on respire. Les médecins ont donc mis au point un équipement de protection pour éviter de respirer l’air vicié quand ils visitent les malades. Le masque, en forme de bec de vautour, est creux pour y loger du thym, du camphre et des clous de girofles. Le personnage de la commedia dell’arte appelé Il Medico della Peste est directement issu de ces représentations anciennes qui circulent aujourd’hui sur Internet. En effet quand on interroge rapidement les banques d’images spécialisées (Getty images par exemple) avec le mot clés « peste noire », c’est le masque noir de la peste médiévale ou son équivalent carnavalesque inversé, le masque vénitien typique blanc, qui sortent en premier dans les pages de résultats. On peut donc constater le décalage traditionnel entre la recherche en train de se faire, toute en nuance et en doutes théoriques et méthodologiques et les présentations vulgarisatrices. Les images choisies pour illustrer ces différents types d’articles sont le reflet d’un « figement documentaire » imposé par le système de diffusion de l’information. C’est ainsi que l’image libre de droit Enterrement de victimes de la peste à Tournai, détail d’une miniature du XIVe siècle, conservée dans les collections de la Bibliothèque royale de Belgique, et présente en accès gratuit sur Wikimédia, est utilisée pour illustrer un article sur deux sur la Peste noire. Elle impose cette idée unique de la mort, alors que Patrick Boucheron souligne que ce qui domine dans les sources sur cette période, c’est plutôt le silence, qu’il explique comme le reflet d’une sidération.

 

Photographie de Giacomo Cosua, NurPhoto/Getty

 

Les Vénitiens ont l’habitude de porter ce costume de médecins de la peste lors du célèbre carnaval de la ville. Il est un peu glaçant de voir que cette année, les deux derniers jours de l’événement ont été annulés en raison de l’épidémie de Coronavirus qui a obligé rapidement les italiens à porter un autre type de masque !

Constater que les masques ont une histoire peut aussi nous faire réfléchir à leur patrimonialisation. On trouve quelques-uns de ces masques anciens conservés dans les collections des musées de médecine ou d’histoire médicale.

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Masque de médecin de la peste du XVIe siècle.
Exposé au Musée allemand d’histoire médicale à Ingolstadt.
Post FB du 10 mars 2020 du compte Etudiants en santé

 
 
 

           

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Patrick Fraysse, Professeur en SIC à l’Université de Toulouse 3 – IUT Paul Sabatier