7 avril – Profiter du calme avant la tempête – François Mairesse

 

« Il y a seulement neuf repas entre l’humanité et l’anarchie »
Alfred Henry Lewis, 1906

Musées fermés, visiteurs confinés… Les médias se sont largement attachés à répercuter les propositions expographiques de beaucoup d’établissements à travers le monde pour favoriser l’exploitation numérique de leurs collections et garder un contact avec leurs visiteurs. Par-delà les cybervisites, des idées souvent inventives ou amusantes voient le jour, présentées via les réseaux sociaux pour maintenir un semblant de lien avec le public, souvenir des fonctionnements « d’avant le covid-19 ».

Ce lien continuera-t-il d’exister ? Nous avons tous l’intuition plus ou moins précise que les choses ne seront plus vraiment comme celles que nous avons connues avant la pandémie, mais il nous semble plus que jamais difficile de penser le futur. Nous envisageons celui-ci à partir de nos connaissances actuelles : nous parlions encore d’une sorte de grippe, dix jours avant le confinement, et nous n’avons qu’une très vague idée de ce qui pourrait advenir dans un mois. Le futur à moyen terme semble encore plus difficile à décrypter ; nous commençons cependant à avoir une idée plus précise de la notion d’« effondrement », évoquée par quelques récents auteurs (de Jared Diamond à Pablo Servigne) et qui prend ici une couleur inédite.

Il y aura bien sûr un après Covid-19, porté par la relance d’une activité économique pratiquement à l’arrêt. Pour l’instant, mis à part un peu de maintenance sur place, l’essentiel de l’activité muséale se fait à distance, le personnel s’adaptant bon gré mal gré au télétravail. Cette période de calme forcé ne pourrait-elle être utilisée pour réfléchir aux changements considérables qui pourraient s’opérer dans les mois à venir ? Il est tentant de continuer de penser de manière routinière, comme nous le faisions il y a encore quelques semaines, et considérer que si quelques activités devront sans doute être reprogrammées, elles ne changeront pas véritablement le fonctionnement de l’institution. La fin du confinement devrait donc conduire au redémarrage des expositions temporaires, ateliers, événements, et tous les autres projets généralement mis en œuvre par les musées. Ces derniers, comme toutes les organisations, sont en effet totalement investis dans une logique de projets se succédant à une cadence de plus en plus soutenue : nous quittons un projet pour nous engager dans un autre, sans vraiment prendre le temps de la réflexion.

Voilà qu’il devient possible de se départir de notre rythme quotidien pour consacrer un peu de temps à la réflexion sur notre futur, ainsi qu’à la place du musée au sein de la société dans les années à venir. Au vu des difficultés de nos emplois du temps généralement surchargés, c’est une véritable aubaine qui s’offre à nous.

On peut d’emblée percevoir deux changements majeurs : la crise économique engendrée par le virus est déjà présentée, à l’image de ce dernier, comme sans précédent. Le ralentissement mondial de l’économie, le taux de faillite des entreprises, ceux du chômage ou de l’endettement des pouvoirs publics et des particuliers, risquent de nous plonger dans une situation inédite. La fréquentation des musées, aussi bien que les mesures d’économie publiques ou privées (ce sont souvent les sponsors et mécènes qui arrêtent leurs actions les premiers) qui en résulteront, risquent d’affecter durablement le financement des musées, déjà considérablement mis à mal par l’arrêt de leurs activités durant plusieurs semaines. Il apparaît tout aussi vraisemblable que les échanges et les transports internationaux connaissent une tendance à la baisse durable : pour un certain nombre de musées dépendant largement du tourisme, de tels effets auraient des répercussions majeures. Il n’est pas non plus impossible que les échanges internationaux (notamment pour les expositions ou les acquisitions) soient affectés par les mouvements de repli qui se dessinent.

Comment le musée s’adaptera-t-il dans les années à venir, face à de tels changements ? Le monde a déjà connu plusieurs pandémies majeures depuis l’Antiquité, dont les conséquences sur la mortalité n’ont pas affecté de manière inexorable toutes les structures de la société (même si le rétablissement de l’économie ou de la démographie a parfois nécessité plusieurs dizaines d’années). Certaines épidémies ont cependant eu pour effet de précipiter les changements de régime politique ou la chute des empires ; l’histoire récente permet quant à elle d’évoquer quelques pistes de réflexion :
Le rôle social du musée s’affirme généralement en temps de crise : on l’a vu émerger au début des années 1930, mais c’est essentiellement au milieu des années 1970 qu’il se développe, dans le sillage de la Nouvelle muséologie et… de la crise générée par le premier choc pétrolier, marquant la fin des trente glorieuses. Plus récemment, le nombre d’actions (et de publications sur le sujet) liées à l’inclusion sociale et à la participation avec le public s’est très largement développé après la crise de 2007, soulignant le travail réalisé par le musée dans ce contexte et démontrant ainsi son utilité par ces temps troubles, afin de prévenir toute mesure d’économie radicale prônée par d’aucuns.

Puisque – le Président de la République l’a suffisamment martelé – notre pays est « en guerre », le rôle des musées, en temps de guerre, se transforme assez souvent de manière fondamentale. Que les collections soient ou non mises à l’abri, son activité se réduit largement, tandis que le musée participe le plus souvent à l’effort de guerre à partir de son média de prédilection, l’exposition. On a ainsi vu des expositions militaires au musée d’Art moderne de New York ou au musée d’Histoire naturelle de Londres, participant à la propagande ou à l’effort de guerre demandé par le gouvernement. En tant que dispositif largement financé par les pouvoirs publics, le musée se met au service de ces derniers afin de participer aux mesures jugées prioritaires : information ou propagande, mais aussi ressourcement (pour reprendre l’un des motifs de visite du musée identifiés par John Falk).

Sans pour autant évoquer le discours des collapsologues qui constitue un scénario possible à moyen ou long terme, il convient de ne pas négliger les épisodes de l’Histoire ayant conduit au délitement de l’Etat ainsi que leurs conséquences sur les musées. Dans un tel cadre, comme cela a pu être observé dans de nombreux pays en Afrique, en Europe (durant l’effondrement du système soviétique) ou en Amérique Latine, les musées ne sont pas les plus à l’abris face aux aléas du financement public, leur fonctionnement évoluant au gré du déclin de l’ensemble des infrastructures soutenues par l’Etat (éducation, santé, culture, etc.).

Il ne s’agit cependant pas de spéculer par pur plaisir : l’analyse de l’environnement et de son évolution constitue l’un des principes de base de toute réflexion stratégique. C’est à partir de cette analyse, des opportunités mais aussi des menaces pouvant se présenter dans les prochaines années, qu’une réflexion sur les forces et les faiblesses du musée peut avoir lieu, menant parfois à son repositionnement au sein du paysage muséal, en fonction des missions qu’il s’est données, et au développement de nouveaux projets. Faut-il, dans le contexte de désocialisation que nous observons et dont nous ne savons pas comment il pourrait évoluer, envisager de nouveaux rituels de la pratique du musée, comme le suggère Yves Winkin (Ré-inventer le musée. Paris, MkF éditions, 2020) ? Conviendrait-il de se recentrer sur les collections ? Doit-on envisager un plus grand développement du numérique : le travail sur les réseaux sociaux est-il seulement lié à des activités de communication, ou devrait-il s’inscrire au cœur des enjeux du musée de demain ? La collection et la permanence sont-elles devenues des notions obsolètes ou, au contraire, le cœur d’une pratique muséale renouvelée ?

Une chose est sûre, les semaines qui viennent constituent un moment relativement calme, tandis que les mois ou les années qui suivront risquent d’être chaotiques. Il ne serait pas déraisonnable d’utiliser une partie de ce moment pour jeter les bases d’une réflexion sur le musée et ses enjeux, afin de se préparer le mieux possible aux changements qui se profilent.

Il semble que ce soit à Confucius que l’on doive la maxime suivante : « se préparer au pire, espérer le meilleur, prendre ce qui vient ». Un tel principe de vie s’applique particulièrement bien à notre époque.

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François Mairesse, professeur, université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle