14 avril – Vers une reconfiguration totale du champ muséal – Yves Winkin

 

Dans un entretien avec Adrian Franklin* publié en 2001, Barbara Kirshenblatt-Gimblett, une des fondatrices des performance studies américaines, décrit le musée comme performé par ses visiteurs : la nuit, le musée n’est plus qu’un bâtiment, des armoires, des vitrines… Ce sont les visiteurs qui font du musée, par leur présence même dans les salles, une institution culturelle « vivante ». Alors qu’en est-il aujourd’hui, tandis que tous les musées sont fermés en présentiel mais restent accessibles en virtuel ? Cette existence sur la Toile suffit-elle à les performer, au sens où l’entendait Barbara Kirshenblatt-Gimblett ?

*Adrian Franklin, « Performing live : An interview with Barbara Kirshenblatt-Gimblett », Tourist Studies, 1/3, 2001, pp. 211-232.

Ce n’est pas tant la recherche d’une réponse qui m’intéresse que la situation expérimentale même dans laquelle tous les musées sont plongés aujourd’hui. Tout se passe comme si, en quelques jours, le rêve de Georges Henri Rivière de musées-laboratoires avait été exaucé au-delà de toutes ses espérances. Voilà que nous pouvons mener des expériences in vivo en contrôlant certaines variables (pas de public, pas de personnel ou presque), en observant d’autres bouger lentement (la lumière, la poussière), en envisageant l’introduction d’éléments catalyseurs…On se souvient de « Nightwatch » (2005), la vidéo de Francis Alÿs qui montre un renard suivi par les caméras de surveillance dans les salles désertes du National Portrait Gallery de Londres. L’aimable animal se promène en regardant les toiles, en furetant sous les banquettes, en trottinant comme un visiteur lambda. On peut se demander si un animal baladeur suffit à performer le musée, pour revenir une seconde à l’analyse de Barbara Kirshenblatt-Gimblett…

Mais plus sérieusement, est-ce qu’un musée ne pourrait pas inviter un/e danseur/seuse solo (sinon une troupe dûment masquée et distanciée) à performer dans le musée et du coup à le performer ? La danse au musée est aujourd’hui un genre en soi, mais il est entendu que le public est présent et fait partie intégrante du spectacle. Dans le cas imaginé ici, il n’y aurait personne en dehors du ou des danseurs, sinon un preneur d’images, un dispositif qui permettrait de diffuser la performance. L’expérience mériterait d’être tentée, à la fois pour poursuivre cette réflexion sur les conditions minimales d’existence d’un musée, mais aussi pour s’interroger à plus long terme, au-delà de la période de confinement, sur l’émergence de musées qui resteraient expérimentaux dans leurs pratiques et qui contribueraient activement à une reconfiguration assez radicale du champ muséal.

On peut en effet se demander si l’entrée dans une ère de pandémie diffuse mais permanente ne va pas obliger les responsables de grands musées à revoir notamment les jauges de salle et au-delà à remettre en question la pertinence de l’indicateur classique du nombre de visiteurs. Plus question de ces foules compactes devant la Joconde. Plus question de faire une simple équation entre chiffres de fréquentation et succès d’une exposition. Il va s’agir non seulement de limiter le nombre de visiteurs en co-présence, mais aussi de penser autrement leur présence dans le musée. Une présence plus distanciée, mais aussi plus longue, plus « riche ». C’est dans ce cadre que des musées expérimentaux pourraient explorer de nouvelles voies, et les proposer à d’autres musées. Comment construire une atmosphère de méditation ou de pleine conscience ? Comment faire du silence une forte présence (et non une simple conséquence) ? Comment travailler avec la lumière, tandis que la pratique de l’immersion dans l’obscurité devient écologiquement toujours plus intenable ? Comment du coup, évaluer le musée à partir d’indicateurs qualitatifs, qui prennent en charge autant la densité de l’expérience individuelle que la « résonance » (H. Rosa) de l’expérience collective ?

Si l’on accepte l’idée que les musées vont devoir répondre aux nouvelles contraintes écologiques et pandémiques, on pourrait envisager une redistribution du travail entre les musées qui serait calquée sur l’évolution internationale de l’enseignement supérieur : aux établissements de génération du savoir, qui se consacreraient principalement à la conservation et à l’accroissement de leur patrimoine, correspondraient des établissements de diffusion du savoir, qui se consacreraient principalement à l’accueil de publics toujours plus diversifiés. Tous les musées n’essaieraient plus de tout faire. Il y aurait donc trois types de musées : des musées expérimentaux (qui auraient peu de patrimoine et peu de public, pour se consacrer à l’expérimentation de nouvelles voies, ou à la redécouverte de formules trop vite délaissées : musées en plein air, écomusées) , des musées dits fermés (qui pourraient rester fermés au public une partie de la semaine ou de l’année pour se consacrer à la recherche sur leur patrimoine) et des musées dits ouverts (qui pourraient garder leur patrimoine mais qui consacreraient tous leurs efforts aux publics).

Corrélatives des nouvelles contraintes écologiques et pandémiques, les contraintes économiques qui ne vont pas manquer de surgir entraineront elles aussi des reconfigurations du champ muséal, qu’on peut accueillir passivement au fur et à mesure que les moyens publics se réduiront (fermetures partielles ou totales, consolidations, reprises par des groupes privés, ventes de franchises) ou qu’on peut au contraire préfigurer et contrôler, au moins partiellement. Il suffit de partir d’une hypothèse simple (d’ailleurs, dans la situation expérimentale actuelle, les équipes pourraient élaborer divers scénarios à partir de celle-ci) : disons que les pouvoirs publics ne contribuent plus au budget qu’à hauteur de 33 % — aux musées de se débrouiller pour le reste. Cette hypothèse ne surprendrait d’ailleurs pas certains « petits » musées de région, qui se gèrent déjà depuis longtemps dans de telles enveloppes. Mais pour les « gros » musées, ce cadre serait a priori insupportable. Sauf que c’est ainsi que la plupart des musées italiens ou hollandais, par exemple, ont appris à nager tout seuls, c’est-à-dire à faire rentrer des sous avec des privatisations à tour de bras, des sponsors, des événements… Comment faire autrement ? Comment montrer que la solution marchande n’est pas la seule possible ? Trois pistes.

Tout d’abord, proposer l’établissement de réseaux de solidarité entre institutions culturelles affaiblies, qui pourraient aller jusqu’à des fusions entre musées, théâtres, opéras, cinémas indépendants. Il s’agirait de faire circuler les publics dans les entités ainsi constituées, de partager les expériences (par exemple en matière de scénographie), de renforcer les relations avec la matrice urbaine commune. Ensuite, provoquer des LAM (fusions Library-Archives-Museum) là où c’est possible, en particulier au sein des universités. Les bibliothèques universitaires ont développé une expertise nouvelle ces dernières années en matière d’accueil des publics qui pourrait être injectée dans les musées. Enfin, revoir la tripartition classique réserves/collection permanente/exposition temporaire, qui est devenue trop coûteuse à tous niveaux. On pourrait rendre les réserves visitables, mutualiser les expositions, multi-fonctionnaliser les espaces dévolus à la collection permanente, en clair maximiser les ressources disponibles tout en renforçant l’éco-responsabilité collective.

L’exercice proposé ici n’est pas une contribution à la collapsologie ambiante. Bien au contraire, il cherche à prendre en charge la réalité qui vient en pariant sur une créativité redoublée. Celle-ci ne peut se réduire à une virtualisation accrue des musées. Le confinement a réduit les musées à de la culture de salon. Les musées doivent en sortir aussi rapidement que possible et revendiquer des responsabilités accrues au sein de la Cité.

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Yves Winkin, ancien directeur du musée des Arts et Métiers (2015-2019). A récemment publié Réinventer les musées ? (MkF Editions)