1er mai – Musées numériques et publics confinés : quels enjeux de médiation ? – Camille Jutant

La situation de confinement affecte évidemment la relation entre les structures culturelles et leurs publics. Les salles sont vides, tout le monde reste chez soi. Alors si les publics ne viennent plus dans les musées, n’est-ce pas une opportunité pour les musées de venir chez les publics ? Pour continuer à faire comme avant, pour continuer à tisser le lien, voire même pour construire ce lien avec davantage de personnes.
Depuis le 16 mars 2020, de nombreux musées et structures culturelles multiplient les initiatives sur internet et les réseaux sociaux. Ils proposent de venir se loger chez les gens, qui ne peuvent plus bouger, dans leurs salons, sur leurs canapés, dans leurs lits. Ces invités-là semblent providentiels. Il suffit de lire dans la presse comme la réactivité et la créativité des acteurs culturels sont appréciées en ces temps de crise. La part symbolique de nos activités n’a jamais été aussi valorisée et c’est formidable que soit ainsi mis en avant le rôle de la culture et des œuvres dans le fonctionnement de nos sociétés. Néanmoins, on peut s’interroger sur les formes que prend cette rencontre entre publics confinés et culture numérisée ? Un exemple volontairement provocateur : je trouve au hasard de ma navigation sur internet une vidéo promotionnelle qui me promet les meilleures visites virtuelles de musées dans le monde. La vidéo montre des individus confinés qui s’ennuient, et dont les visages tristes et mornes s’éclairent, tout à coup, lorsqu’ils découvrent que la visite du musée Guggenheim est possible grâce à Google.
Avant Google art and culture Après Google art and culture Copies d’écran, extraites d’une vidéo d’informations accessible sur le site d’informations touristiques Travel and leisure
Cette vidéo reprend d’une certaine façon le récit de la démocratisation culturelle. Ainsi tous ces individus confinés y [dans la vidéo] deviennent-ils d’un même mouvement des publics potentiels, c’est-à-dire placés dans des conditions objectives d’accès à la culture [1]. Le confinement aurait-il paradoxalement comme effet d’élargir le public des structures culturelles ? Cette question bien complexe en masque une autre qu’il me parait très important de mettre en avant : Quels sont les enjeux de médiation dans cette relation entre publics confinés et offre culturelle dématérialisée ?
En réponse à cette question, trois remarques, ou plutôt trois endroits de vigilance :
Les enjeux des compétences culturelles au regard de la précarité numérique
Les études sur les inégalités numériques sont nombreuses. La « fracture numérique » continue de rappeler que les disparités en termes d’accès aux équipements numériques, et à internet, sont toujours fortes en France et en Europe, et qu’elles réactualisent des inégalités sociales existantes dans les sociétés [2]. L’Insee publiait un rapport fin 2019 qui disait que 17 % des français étaient touchés « d’illectronisme », c’est-à-dire d’un manque d’accès ou de compétences au numérique. Depuis le début du confinement, mon université mène une enquête auprès de nos étudiants pour savoir dans quelles conditions matérielles et psychologiques ils arrivent à poursuivre leur formation à distance. Nous découvrons deux semaines après le début de l’enquête que plus de 500 étudiants se sont signalés comme ayant, soit un accès limité à internet ou une connexion de mauvaise qualité, soit aucun accès à internet, soit pas d’ordinateur fonctionnel sur le lieu de confinement. Il y a fort à parier que les étudiants dans cette situation sont en réalité plus nombreux mais n’osent pas déclarer leur situation, notamment car les personnes jeunes sont censées être à l’aise avec les technologies numériques et le fait de ne pas l’être peut produire une anxiété d’autant plus forte qu’elle n’est pas compatible avec l’image d’une génération « digital natives ». Ainsi l’accès à une offre culturelle numérique suppose un équipement et une connexion de qualité, mais suppose aussi une forme de littéracie numérique, c’est-à-dire des compétences de lecture et de décryptage des écritures numériques [3]. Enfin, l’appropriation des contenus culturels et artistiques dématérialisés suppose des compétences d’écoute, d’observation, de lâcher prise ou d’analyse critique, qui exactement comme dans le monde réel sont des compétences qui s’acquièrent, s’apprennent, et sont l’objet de distinction sociale. La question est donc de savoir comment doter les personnes de ces compétences ? La gratuité de l’offre en ligne risque de ne pas suffire à attirer et élargir les publics. Comme le dit Jean-Pierre Saez dans un récent article de la Gazette des communes, « il va falloir que les acteurs culturels conçoivent des démarches de médiation inédites pour rencontrer sur internet un autre public que celui des habitués des sites culturels » [4].
Les enjeux de médiation face à la surabondance des ressources
On constate une sorte de sur-mobilisation des structures culturelles à proposer des ressources en ligne. Les acteurs qui relaient ces informations et les compilent sous forme de liste, de kit, de digest sont également très nombreux. Moi-même, j’ai frénétiquement cherché à envoyer à mes étudiants dès le début du confinement des listes des ressources culturelles dématérialisées disponibles gratuitement. Des listes, des listes, des listes… Des listes [5] qui compilent des adresses url où trouver des visites virtuelles de lieux de patrimoine, des textes à lire, des ressources audiovisuelles à consulter, des sélections d’images, d’audio, mais aussi des œuvres ou des propositions artistiques inédites, pleines d’humour, comme le festival des arts confinés, le Social Distancing Festival. Ces initiatives formidables pullulent et témoignent de l’extraordinaire mobilisation et inventivité des acteurs culturels. Mais face à cette offre, comment sélectionner, comment trier, comment savoir comment, avec qui et pourquoi consulter ces contenus ? La possibilité technique de connexion informatique à une ressource est-elle le moyen suffisant pour permettre d’accéder à une connaissance ?
D’une part, on voit ici une tension entre une logique documentaire d’affichage des contenus et une logique de médiation des savoirs, qui avait déjà été analysée au début de la numérisation des collections des musées et de la mise en ligne de leurs bases de données [6]. On retrouve également ce que Thomas Fourmeux pointe, concernant la mise en ligne de ressources par les bibliothèques, à savoir la valorisation et la promotion des ressources numériques au détriment de leur médiation. Les bibliothèques « communiquent en indiquant que plus de 15 000 livres sont disponibles en version numérique à télécharger. On retrouve à nouveau cette logique de collections et non pas la tentative de faire coïncider un besoin informationnel/documentaire avec des ressources [7]». Plus que jamais, le travail de « développement » des publics gagnerait à se traduire en enjeux d’accompagnement, de recommandation, plutôt qu’en une augmentation quantitative des contenus rendus disponibles.
D’autre part, il semble bien ici qu’il faille regarder comment les acteurs privés (les fournisseurs d’accès, mais surtout les plateformes et les moteurs de recherche) se positionnent justement comme les acteurs de l’accompagnement et de la recommandation. Ils participent à organiser et à monétiser la médiation des contenus. Avec leurs architextes, ils déterminent l’organisation des ressources et en offrent une lisibilité qui n’est pas sans effet sur leur compréhension, leur hiérarchisation et leur appropriation par les publics. Les données personnelles et les trajectoires de navigation vers, et au sein, des sites internet culturels, participent pleinement de la pratique culturelle numérique ; les acteurs publics et les internautes devraient pouvoir décider si et comment cette pratique peut rencontrer des intérêts économiques privés.
Les enjeux d’un monde virtuel
Pour terminer, un dernier enjeu m’est inspiré par le récit de Joris Matthieu, metteur en scène et directeur du centre dramatique national Le théâtre Nouvelle Génération, qui raconte à quoi pourrait ressembler le monde de demain. Il nous invite à ne pas écrire dès maintenant « le récit du triomphe des technologies, de la virtualisation des échanges, du travail à distance et de la culture dématérialisée » [8]. Les usages et le sens de ces technologies doivent être pensés collectivement, pour décider à quel modèle de société ces technologies répondent. Si les technologies nous « occupent », qu’elles nous rendent consommateurs, qu’elles augmentent même notre consommation, quand bien même celle-ci serait culturelle, alors ce n’est peut-être pas de cette culture numérique/numérisée que nous voulons.
Un des thèmes préférés de la science-fiction se loge ici, dans cette tension entre des corps physiques immobilisés et la prétendue mobilité infinie du réseau. La libération par le virtuel masque cependant cette évidence, la technologie ne remplace pas, elle simule [9]. Vouloir continuer « comme avant », être dans une « continuité de l’activité », dissimuler la charge anxiogène de l’absence par une présence virtuelle, cela permet certes d’exercer une visibilité, de dire quelque chose ; mais cela ne permet pas de continuer l’échange comme avant, de remplacer la rencontre. Assumons cette absence et regrettons-la. « Nous devons ressentir ce chagrin. (…) Pleurer la perte de travail, pleurer la perte d’emplois, pleurer la perte d’argent, pleurer la perte de la vie. Pleurer la perte temporaire d’une forme d’art qui exige d’être réunis et ensemble. (…) Nous devons nous rappeler que ce deuil est un acte humain, et qu’il n’est pas numérique. Ce n’est que dans cette reconnaissance que nous survivrons. Internet ne va pas nous sauver, c’est nous qui allons le faire. » [10]. Lorenzo Greppi parle dans son billet de musée “inévitable” [11] ; je pense aux chantiers qui nous attendent, au travail de médiations inévitables qui tisseront des liens ténus entre le musée en tant qu’institution, en tant que lieu, en tant qu’énonciateur, les individus, les publics et le modèle de société que nous pouvons construire ensemble.
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Camille Jutant, Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Lumière Lyon 2
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[1] Jeanson, Francis, 1972, L’action culturelle dans la cité, Paris, Le Seuil, p. 136-141. [2] Le premier numéro de la revue RESET portait en 2012 sur cette question de l’existence de « classes sociales 2.0 » [3] Gilster, Paul, 1998, Digital Literacy. New York, NY: Wiley. A ce titre, le billet rédigé par Sabine Tuyaret dans cette même rubrique « Distances » initiée par l’OCIM, et intitulé « Accessibilité culturelle et numérique : une mission de service public à l’épreuve de la pandémie, ou l’opportunité d’une crise ? » est très éclairant. [4] « Confinement : il reste encore beaucoup à faire en matière de médiation numérique » – entretien avec Jean-Pierre Saez, La Gazette des communes, mardi 31 mars 2020 [5] Des exemples d’excellentes listes : une liste compilée par un réseau de structures culturelles européennes,Une liste compilée par le réseau de structures culturelles européennes On the Move [6] Desprès-Lonnet, Marie, 2009, « L’écriture numérique du patrimoine, de l’inventaire à l’exposition: les parcours de la base Joconde », Culture et Musées [7] Coronavirus, le virage manqué des bibliothèques ? Posté le 18 mars 2020 par Thomas Fourmeux [8] Un désirable futur – Édito de Joris Matthieu, voir aussi Entretien avec Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération – Centre dramatique national de Lyon (07 avril 2020) [9] Alain Damasio : «La police n’a pas à être le bras armé d’une incompétence sanitaire massive» [10] “We must feel the grief. We must mourn. Mourn the loss of work, the loss of jobs, the loss of money, the loss of life. Mourn the temporary loss of an art form that demands assembly. (…) We must remind ourselves that mourning is a human act, not a digital one. It is only in this acknowledgment that we will survive. The internet isn’t going to save us, we are” Nicholas Berger, “The Forgotten Art of Assembly – Or, Why Theatre Makers Should Stop Making”, 03 avril 2020 [11] Lorenzo Greppi, Réinventer le musée, espace du réel et de l’imaginaire