4 mai – Le rôle central de la culture scientifique dans la pandémie : informer, traduire, débattre, rassurer – Sébastien Soubiran

Prendre de la distance vis-à-vis de la crise sanitaire du Covid-19 n’est pas un exercice facile alors qu’une de ses caractéristiques est d’être justement inédite notamment quant à la rapidité avec laquelle se propage le virus. Par ailleurs, on est loin à ce jour d’être en capacité d’évaluer son impact sur nos pratiques à moyen ou long terme aux vues des incertitudes nombreuses notamment sur sa durée.
Après l’organisation du confinement et de la gestion de nos activités en télétravail, on nous demande maintenant de réfléchir aux modalités d’une reprise d’activité en essayant de composer avec toutes ces incertitudes. Difficile de se projeter toutefois dans un avenir encore plus incertain que d’habitude et dépourvu même des modélisations et projections fiables censées nous aider dans la prise de décision / d’orientation.
Service de l’université de Strasbourg, le Jardin des sciences développe des actions qui, dans leur grande majorité, s’appuient sur une collaboration étroite avec la communauté scientifique. Nous soutenons la mission de diffusion des savoirs scientifiques de l’université en favorisant l’échange et l’interaction entre les acteurs de la science et un public large. Le confinement nous a privé à la fois des publics et pour une grande part de la disponibilité des acteurs de la recherche.
Ainsi, comme beaucoup, nous avons mobilisé les ressources numériques pour maintenir le lien avec nos publics. La spécificité des outils proposés repose cette fois davantage sur le savoir-faire et les connaissances de chacun des médiateurs et chargés de projets ou de collections que sur ceux des acteurs de la recherche. Nous participons également activement à la valorisation de ces outils et dispositifs au détriment des activités de rencontre physique actuellement rendues impossibles par la pandémie. Cette crise est donc l’occasion de réfléchir sur ce lien étroit avec les communautés scientifiques et de son impact sur nos pratiques et notre façon de mettre en public les savoirs scientifiques.
De l’importance de comprendre la science en train de se faire
La crise actuelle me paraît être un bon révélateur de la science en action et du rôle fondamental qu’elle joue dans nos sociétés. D’une part, comme outil pour mieux comprendre le monde, et d’autre part dans sa performativité pour le transformer. Rarement nous avons été confrontés, quasiment en temps réel, à si grande échelle, aux processus complexes qui régulent la production de nouvelles connaissances et leur mobilisation dans le fonctionnement de nos sociétés.
Si notre système immunitaire est qualifié de naïf face au Covid-19, la société toute entière, y compris la communauté scientifique, est, elle aussi, confrontée à l’inconnu. On est dans le temps des hypothèses, de l’essai-erreur, de l’expérimentation, de l’affrontement et de la compétition. C’est l’heure de la controverse, de l’incertitude et de tout ce qu’elle révèle sur la complexité des enjeux à l’œuvre dans la gestion sociale et politique des modes de fabrication des savoirs.
Autrement dit, on est encore loin de l’image simplifiée de « la science » telle que nous sommes amenés parfois à la présenter. D’une part, celle qui grâce à des méthodes éprouvées permet de discerner le vrai du faux. D’autre part, celle qui constitue le moyen d’accès privilégié à la connaissance du monde parce que désintéressée – et possiblement libre des contingences historiques, sociales, économiques et politiques dans lesquelles elle se produit. Si nous espérons tous que la science permettra une fois encore de trouver des solutions à cette crise sanitaire, rarement celle-ci se donne à voir, dans toute sa dimension matérielle, économique, politique, sociale, culturelle et située dans le temps. Si nous sommes préoccupés, à juste titre, par la façon dont les populations perçoivent la science au travers de cette crise, nous devons toutefois nous interroger sur les discours que nous construirons a posteriori sur le rôle de la science dans la gestion de la crise et la façon dont les nouvelles connaissances ont pu émerger, dont certaines ont été sélectionnées, et par qui, pour apporter des solutions. Il sera important de ne pas manquer cette occasion de nous questionner sur l’image des sciences que nous relayons auprès de nos publics. Affronter la complexité de la fabrication des connaissances scientifiques et ne pas en offrir une vision trop simplifiée, souvent porté par les scientifiques eux-mêmes, me paraît plus que jamais nécessaire. En même temps, il s’agit également de questionner les récits simplistes qui reposent sur le même concept monolithique de « la science », ceux d’une science corrompue, au service des élites et productrice uniquement de vérités qui arrangent le pouvoir en place.
A l’interface des mondes de la recherche et de la société, il me semble que nous sommes les mieux placés pour le faire à condition toutefois d’admettre ce besoin de distanciation et de réflexivité, vis-à-vis des acteurs, des mécanismes et enjeux à l’œuvre dans la production des connaissances scientifiques. Nous avons l’expérience, les savoir-faire, les connaissances des outils de communication/médiation/mise en publics des savoirs et la créativité pour en développer de nouveaux.
De l’importance des musées et des collections scientifiques
Quand l’avenir est inconnu on essaye de mobiliser les connaissances d’un passé connu. Une première réaction pour comprendre le Covid-19 fut de mobiliser un ensemble de connaissances déjà établies par le passé et susceptibles d’apporter des réponses. Outre les connaissances dans le champ de la santé, en épidémiologie, immunologie, médecine générale ou réanimation, les savoirs en sciences humaines et sociales ont également été mobilisés, que ce soit la sociologie, l’anthropologie ou encore l’histoire.
D’autres réponses, peut-être moins visibles pour le public, peuvent être apportées par les collections préservées au sein des musées de sciences, d’organismes et d’institutions de recherches. Ainsi dans un article paru en 2016 dans les Proceedings of the National Academy of sciences of the United States of America, des chercheurs et responsables de collections appelaient à ce que les collections de musées d’histoire naturelle et d’organismes de recherche dans le domaine de la santé jouent un rôle plus important dans la recherche et les réponses apportées aux maladies infectieuses. Parmi les nombreux exemples cités figure celui de chercheurs américains qui ont pu reconstruire le virus de la grippe espagnole et comprendre ses évolutions dans le temps, grâce à des collections préservées dans différents établissement de recherche et musées américains [1].
Les collections scientifiques de la médecine et de la santé deviennent ainsi également les archives de l’histoire naturelle humaine, avec un potentiel bien plus large que celui initialement prévu lors de leur constitution. Par exemple, à Strasbourg, les collections de lames d’échantillons de sang de l’institut d’anatomie pathologique, utilisées notamment dans les diagnostics des cancers, servent aujourd’hui dans la reconstruction de l’histoire naturelle de la syphilis.
Un autre exemple, lié à la crise sanitaire actuelle, nous vient des Pays-Bas et sort du domaine de l’histoire naturelle. Une équipe d’enseignants et d’étudiants du département d’ingénierie biomédicale de l’université technique de Delft ont construits un nouveau type de respirateur artificiel en s’appuyant sur un modèle de ventilateur des années 1960 conservé au Rijksmuseum Boerhaave de Leiden. L’avantage de ce modèle étant qu’il est purement mécanique et sa fabrication ne dépend pas de composants électroniques dont la production et l’acquisition sont rendues difficiles avec la crise. Ces deux exemples offrent une belle démonstration de l’utilité de garder la mémoire de nos connaissances et d’en préserver les traces matérielles qu’elles produisent. Les musées, collections, bibliothèques et centres d’archives constituent en cela une formidable ressource pour préserver ces connaissances passées et alimenter nos connaissances présentes et à venir.
Au-delà de l’importance pour nos sociétés de garder une relation avec son passé et de construire une mémoire collective – leur valeur patrimoniale -, les collections scientifiques, dans toute leur diversité constituent un instrument indispensable scientifique pour construire de nouvelles connaissances à condition d’offrir les conditions de leur préservation, leur documentation et leur accessibilité. Ce rôle pose aussi la question en tant que conservateurs et dépositaires de ce patrimoine, de notre contribution à part entière dans le processus de construction des connaissances.
Repenser notre lien avec les communautés scientifiques
Ces deux constats invitent à réfléchir sur nos liens avec les communautés scientifiques et le rôle que l’on souhaite jouer à la fois dans le processus de construction des connaissances scientifiques et dans la gestion sociale du développement technico-scientifique qui affectent nos modes de vie. Ils conditionnent non seulement notre façon de donner à voir/comprendre les sciences auprès de nos publics mais aussi la place que l’on souhaite – oserais-je même dire que l’on doit – leur accorder dans la participation à cette mécanique complexe de production de la connaissance et de sa gestion sociale.
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Sébastien Soubiran, Directeur adjoint du Jardin des sciences – Université de Strasbourg, Président du réseau européen UNIVERSEUM, Vice-président de l’AMCSTI
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[1] PNAS January 5, 2016 113 (1) 4-7