5 mai – Small is beautiful, Pour un musée à échelle humaine – Xavier de la Selle

 

« S’agissant des activités culturelles, parce qu’ils peuvent fonctionner plus facilement en respectant les règles sanitaires, les médiathèques, les bibliothèques et petits musées, si importants pour la vie culturelle de nos territoires, pourront rouvrir leurs portes dès le 11 mai. A contrario, les grands musées, qui attirent un grand nombre de visiteurs hors de leur bassin de vie, les cinémas, les théâtres et les salles de concert, où l’on reste à la même place dans un milieu fermé, ne pourront pas rouvrir ». Prononcé à l’Assemblée nationale le 28 avril 2020, ce bref passage du long discours d’Edouard Philippe n’a pas manqué de faire réagir. Dans les heures qui ont suivi, nombreux ont été les journalistes et les réseaux sociaux à s’interroger sur l’expression « petits musées ».

#Petitmusée ?

De toute évidence, le propos du Premier ministre ne considérait que les seuls enjeux de sécurité sanitaire. Mais la vivacité et le contenu des réactions témoignent clairement des conceptions les plus répandues, d’une propension presque compulsive à vouloir catégoriser, classer et donc hiérarchiser les musées : « C’est quoi un petit musée ? On est tous en train de se poser la question. Ce n’est pas un label » réagit l’employée d’un joyau très fréquenté en Bretagne [1]. Est-ce une « nouvelle norme lancée par le Premier ministre Édouard Philippe ? » s’interroge le magazine Le Point [2], Cnews se demande « comment différencier un « petit » musée d’un « grand » musée ? » et si un petit musée se définit par sa superficie, sa fréquentation ou par l’importance de ses collections, en observant « qu’il y aurait de quoi vexer les directeurs des «petits musées »[3].
La twittosphère n’est pas en reste : la spontanéité de l’expression fonctionne encore davantage comme un révélateur des systèmes de valeurs associés aux institutions muséales. D’abord un sentiment de désorientation et un besoin de se tourner vers l’autorité de régulation, le ministère de la culture : « Il va falloir définir ce qu’est un petit musée » ; « Quelqu’un connaît-il la définition d’un « petit musée ». Est-il prévu de publier une liste des petits musées ? ».
Puis viennent des tentatives de définition, par exemple par l’importance de la fréquentation, où l’on commence à voir poindre un début de hiérarchisation légèrement condescendante : le critère serait « si on peut entrer dans un musée sans faire la queue », un « musée peu voire pas fréquenté », « Des musées où il n’y a personne ? Il y en a. », « Ben si, en province, il y a plein de petits musées où quand il y a 10 personnes en même temps, c’est Byzance ». Quelqu’un pense que parmi les petits musées, il y aura « « beaucoup de musées communaux ».
D’autres tweets mettent l’accent sur l’importance des collections : « Œuvres mineures ou musée de la miniature », « C’est un musée avec des petites œuvres », « L’écomusée du timbre-poste ou de la chaussure », « Le musée de la dentelle à Vesoul ». Naturellement, il n’existe pas de musée de la dentelle dans le chef-lieu de la Haute-Saône, et ce florilège « twitterien » manifeste assez clairement cette échelle de valeur qui place tout en bas, le musée de province, de la France profonde, dont les collections ethnographiques (dentelle, chaussure ou timbre-poste) symbolisent les attributs des « gens de peu » [4].

Petits et grands : le box-office ?

Cette réaction à l’actualité, exacerbée par l’ambiance anxiogène de la crise sanitaire et l’impatience à revenir au monde d’avant, n’est que le reflet éruptif d’une tendance profonde, ancienne et récurrente à classer les musées et à les évaluer en mode binaire : les grands et les petits.
En publiant son palmarès des musées pendant près de quinze ans (2004-2017), le Journal des arts a illustré à sa manière ce phénomène. Le magazine bimensuel, qui depuis a abandonné cette pratique, revendiquait une forme de mission d’utilité publique en collectant et en publiant des données générales sur les musées français, qui puissent permettre la « comparaison des données par musée » et constituer « un précieux outil de pilotage pour les tutelles » […] encourageant plus que jamais à poursuivre cette enquête qui participe à sa manière à la modernisation des musées » [5]. De fait, en invitant les musées français à remplir une grille très complète (plus de 60 critères), le Journal des Arts entendait éviter « le risque de réduire le débat médiatique à la seule confrontation des chiffres de fréquentation » [6]. Si son honnêteté journalistique n’est pas à remettre en cause, ce palmarès souffrait néanmoins de nombreux biais, à commencer par sa faible représentativité (questionnaire envoyé pour 2017 à 600 musées, dont moins de la moitié sont classés au final, ce qui représente moins du quart des musées de France).
Mais ce qui me semble encore plus frappant, c’est l’ensemble du registre lexical médiatique qui entoure cette hiérarchisation des musées : « le MuCEM s’ancre dans le Top 5 », « Le Musée des beaux-arts de Lyon s’installe à la première place, suivi de très près par celui de Rouen », « Certains musées des villes périphériques se retrouvent en compétition avec les institutions des grandes villes » [7]. Le système du hit-parade, permet ainsi de qualifier les petits : « Certains critères pénalisent les « petits musées » parisiens […] La Maison Victor Hugo, le Musée Bourdelle ou la Maison Balzac, qui perdent encore des points cette année […]» [8].
Ayant « sacrifié » eux-mêmes à cette enquête en 2017, les musées Gadagne (musée d’histoire de Lyon et musée des arts de la marionnette) ont été placés « honorablement au milieu du classement des métropoles », tout en étant qualifiés, par comparaison avec les « grandes institutions muséales » de la ville de Lyon (musée des beaux-arts et musée d’art contemporain) » de « plus intimistes » [9].
« Intimiste »… Pourquoi pas ? Le terme évoque la familiarité et l’émotion intérieure, qui n’est pas sans rappeler d’autres interventions récentes sur Twitter après le 28 avril pour exprimer le souhait de revenir au petit musée de proximité et auquel on est attaché affectivement : « visiter le musée du coin », « En tous cas, mon petit musée à moi, il va ouvrir », « J’espère que le musée de Picardie va être compté comme « petit musée ».

Le musée PLOUC ?

Ces réactions m’ont aussitôt rappelé le summer camp Museomix, que nous avions accueilli à Gadagne en juillet 2017, en clôture du projet européen Creativ Museum. L’un des ateliers de cette rencontre avait travaillé sur le concept de musée PLOUC (pour Petit, Local, Ouvert, Uni, Connecté). Au-delà de l’appellation humoristique (adjectif argotique d’origine bretonne à prendre au 3e degré !), l’exploration des termes de l’acronyme avait été fertile, en développant une série de formules stimulantes (« le musée ancré dans son environnement », « une organisation résiliente », « fidélité et confiance », « privilégier l’échelle humaine ») et en posant des questions, comme celle-ci qui résonne étrangement aujourd’hui : « comment un musée est ouvert quand il est fermé ? ». Ayant fait ressurgir le concept du « musée PLOUC » sur Twitter, j’ai d’ailleurs reçu une des réponse proposant de remplacer « uni » par « unique »…

La crise sanitaire actuelle éclaire d’une lumière crue cette différenciation croissante dans le monde des musées entre les puissants et les fragiles, que nombre de muséologues ont souligné depuis plusieurs années. Le rapport de la mission « Musée XXIe siècle », Inventer des musées pour demain [10], comme le souligne fortement Yves Winkin dans son ouvrage fraîchement publié, était « étonnamment innovant » [11], « à la fois par les catégories employées (qui, jusque-là, avait jamais entendu parler de « musée conversationnel » ?) et par la vision de l’avenir qui animait certains participants ».
De fait, dans sa préface, Françoise Nyssen, se réjouit « que cette réflexion ait dépassé les frontières traditionnelles entre musées nationaux et musées territoriaux, entre les différentes catégories de collections […], entre petits et grands musées, […] pour montrer la transversalité des questionnements, la multiplicité des réponses qui y sont apportées et le foisonnement des expérimentations ».

Plusieurs idées fortes y sont exprimées sur les petites structures muséales : « La diversité muséale constitue une richesse qu’il importe de préserver, dont les petits et moyens établissements constituent les garants » [12]; « Les petits musées de territoire, relevant du réseau des Musées de France ou pas, sont autant des microcosmes à la sensibilisation culturelle que des vecteurs d’envie de patrimonialisation » [13]. Le rapport insiste également sur les logiques partenariales : « Petit ou grand, il lui est possible de repenser son activité dans les termes d’une culture du partenariat, qui impulsera de nouveaux objectifs » [14]. Là où la culture du palmarès conduit à parler du grand musée comme « vaisseau amiral » ou « locomotive » [15] (certains diraient peut-être « premier de cordée »), on voudrait suivre les récentes propositions d’Yves Winkin, quand il propose « l’établissement de réseaux de solidarité entre institutions culturelles affaiblies » [16].

A échelle humaine

Il y a près de dix ans, Dominique Wolton se demandait déjà si les musées pouvaient « encore grandir en taille et quelles [étaient] les contradictions relatives à cette forme de rassemblement et d’exposition ? Des hypermusées sont-ils concevables ? […] Autrement dit, jusqu’où le musée peut-il faire le grand écart entre puissance, pouvoir, argent, mondialisation, politique culturelle, symbole et démocratisation, publics, liberté, contestations… [17]» .
Il soulignait le fait qu’« aller au musée » relève d’une logique qui est d’abord celle du être ensemble, de la participation commune, physique, à une même expérience. Chris Dercon, cité par Y. Winkin, ne dit pas autre chose : « La question centrale qui se pose aux grands musées ou aux théâtres publics, c’est d’inventer de nouveaux rituels pour séduire un public de plus en plus massif, plus zappeur aussi, qui ne vient pas seulement pour découvrir une exposition pour érudits ou une pièce pour spécialistes, mais qui vient vivre une expérience collective. » [18]

Dans cette période de bouleversement, comment penser un musée attentif à la population de son territoire, proposant des expériences vivantes et libéré des conceptions élitistes de la fameuse « excellence » [19] et de la pression de l’évaluation quantitative ? Il serait peut-être temps de mettre en œuvre dans les musées « l’indice de relation culturelle », cet indicateur innovant proposé en 2016 par Bruno Dosseur pour la fréquentation des centres de science, afin de mesurer l’intérêt de l’implication des publics, et finalement évaluer la qualité de la relation culturelle plutôt que d’enregistrer le décompte du simple passage sur le lieu.
Et si on profitait de la crise pour vraiment tenter des expériences plus audacieuses ? Et ainsi donner raison à Leopold Kohr, cet économiste et philosophe autrichien, défenseur du concept d’échelle humaine et auteur de la célèbre formule : Small is beautiful [21] !

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Xavier de la Selle, Directeur des musées Gadagne, Lyon

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[1] Yves Jaeglé, « Déconfinement : mais c’est quoi, un «petit musée» ? », Le Parisien, 29 avril 2020.

[2] Violaine de Montclos, Brigitte Hernandez, « Petits musées, grandes questions », Le Point, 30 avril 2020.

[3] Virginie Jannière, « Quels sont ces «petits» musées autorisés à réouvrir dont parle Edouard Philippe ?, CNews, 29 avril 2020.

[4] Pierre Sansot, Les Gens de peu, Paris, 1991.

[5] Jean-Christophe Castelain, Le Journal des Arts, 10 mai 2016.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Francine Guillou, « La Ville de Paris modernise ses musées », Le Journal des Arts, 24 mai 2017.

[9] Francine Guillou, « Lyon en tête, Rouen presque ex aequo », Le Journal des arts, 24 mai 2017.

[10] Téléchargeable sur le site du ministère de la culture

[11] Yves Winkin, Ré-inventer les musées ?, Paris, MkF éditions, 2020, p. 17-18.

[12] Inventer des musées pour demain, p. 85

[13] Ibid., p. 136

[14] Ibid., p. 84

[15] Francine Guillou, art. cit.

[16] « Vers une reconfiguration totale du champ muséal », Distances, 14 avril 2020.

[17] Dominique Wolton, « Les musées. Trois questions », dans « Les musées au prisme de la communication », Hermès, n°61, 2011, p. 196

[18] Yves Winquin, Ré-inventer les musées ?, p. 11.

[19] Voir à ce sujet les craintes exprimées par Michel Guérin dans sa chronique publiée dans Le Monde du 2 mai 2020 : « La slow culture, bonne ou nauséabonde » : « Les prophéties dessinent un autre modèle : une offre plus réduite, plus locale, moins chère pour un public allégé et ancrée dans le quartier, la ville, la région ».

[20] Ernst Friedrich Schumacher, Small Is Beautiful – une société à la mesure de l’homme, 1973.