7 mai – Expositions virtuelles versus expérience du réel, réflexions sur le musée à l’heure du confinement – Bernard Schiele

 

Walter Benjamin ([1939] 2003) avait écrit dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique que sa reproduction par un moyen technique – comme la photographie – la dépouillait de son « aura » (p.16), la privait de son « hic et nunc », de son « existence unique », donc de ce qui « constitue […] son authenticité » (p.13). Pour lui « l’authenticité n’est pas reproductible » (p. 14). Ce qui, à ses yeux, dévaluait d’emblée toute copie. Cette position aussi au fondement même de l’acte muséal, fait consensus. Pour Davallon (1999), le musée se doit de garantir « l’authenticité de ce qui est montré et la véracité de ce qui est dit » (p. 30). Il « ne peut s’en tenir à proposer ni du vraisemblable ni de la copie – sauf à le dire clairement – sous peine de rompre le contrat communicationnel » (idem). Wagensberg (2006) abonde dans le même sens : « un objet original est un objet qui se représente lui-même. Il est disons, 100 % réel. » (traduction libre) (p. 34) Et le rôle du musée de science se doit de provoquer des « stimuli chez tout citoyen quel qu’il soit, pour le savoir scientifique, la méthode scientifique et l’opinion scientifique, par le recours à la réalité (objets et phénomènes réels) en conversation avec elle-même et avec les visiteurs. » (traduction libre) (p. 26)

C’est pourquoi, pour Mintz (1998), les musées se heurtent aujourd’hui à un paradoxe au cœur de la relation entre le musée, centré sur le monde réel, et l’ordinateur qui contribue à enrichir l’expérience muséale. « Un des défis majeurs des musées consiste à utiliser les technologies de l’information sans renoncer à notre identité fondamentale [core identity] : adopter le virtuel sans abandonner le réel. Les musées ont répondu à ce défi en cherchant à offrir des expériences médiatiques authentiques en soi, mais qui ne prétendent pas se substituer à des formes d’authenticité qui ne peuvent être médiatisées par définition, mais exigent un accès direct à un objet et non à sa représentation. » (traduction libre) (p. 20) Ainsi, les musées recourent désormais aux potentialités offertes par les technologies de l’information et de la communication (TIC), et ils tirent d’autant plus parti du virtuel que l’usage d’Internet s’est généralisé et banalisé en s’incorporant à la sphère des activités quotidiennes, tout comme ils avaient su le faire avec la télévision lorsqu’elle s’était imposée dans les foyers au cours de la seconde partie du XXe siècle et subséquemment avec la vidéo.

Comment donc concilier ces deux relations « authentiques », à l’évidence, différentes alors qu’en ces temps de confinement, les musées ont promu leurs programmations virtuelles comme substituts de visites pour le moment impossibles. La reproduction d’un objet ne peut se substituer à l’objet qu’elle représente. Et une reproduction se verra toujours attribuer une valence négative. Aussi pour Benjamin, la reproduction technique conduit à la série, antithèse de l’objet unique, le réduisant ainsi à un signe ouvert à toute modalité d’appropriation autre que celle inscrite dans sa tradition culturelle. Posé ainsi, le problème est insoluble. Aussi, plutôt que d’opposer authenticité et manque d’authenticité, pourquoi ne pas envisager leur complémentarité, ou plus précisément leurs rapports réciproques. Ce qui conduirait à considérer les espaces et les moments où confinent l’authentique et la reproduction. N’est-ce pas le sens de la remarque d’Ann Mintz lorsqu’elle parle d’enrichissement de l’expérience muséale ?

Premièrement, plutôt que de parler de perte, de manque, d’appauvrissement retenons plutôt le caractère créateur des dispositifs virtuels imaginés par les musées pour propager hors les murs leurs collections ou mettre en valeur certains artefacts de ces collections. Prenons par exemple la visite virtuelle de la National Gallery à Londres : le visiteur virtuel peut visionner dix-huit salles, s’y déplacer et s’arrêter devant chaque toile exposée, lire le cartel et obtenir plus d’informations s’il le désire. Un second exemple : le Historisk Museum d’Oslo offre aux visiteurs de découvrir la salle Vikingr et de la visionner sous tous les angles, y compris en VR, et même d’en mesurer les artefacts pour en apprécier les dimensions, ou encore la vitrine Pompiers de Québec : 250 ans de courage, au Musée de la civilisation à Québec qui permet de visualiser en gros plan la plupart des artefacts exposés. C’est pourquoi les expériences que proposent ces musées à leurs visiteurs virtuels sont d’une tout autre nature que les stratégies habituelles de publicité pour promouvoir leur programmation ou la variété des publications, du catalogue au CD-Rom, pour étendre la portée de leurs expositions. Ces expériences permettent aux visiteurs virtuels de s’imprégner, chacun à sa manière, de ce qui leur est montré [1]. Paradoxalement, en simulant l’expérience du réel, ces dispositifs relativisent l’importance du contact direct avec les originaux qui en sont pourtant à l’origine. Ainsi les musées contribuent à revisiter le rôle de l’objet, en opérant un déplacement du regard ou plus précisément un dédoublement du « lieu du voir » [2]. Dans ce sens, les musées participent d’un mouvement de socialisation des contenus en démultipliant les conditions et les modalités de leur accès. Ainsi, ils sont présents dans la société et dans la vie quotidienne. C’est pourquoi, en se transformant, les musées transforment leur milieu. Car la culture, pour le dire rapidement, n’est pas un donné, un déjà-là, elle est pour ainsi dire constamment produite, reproduite, modelée et remodelée par les jeux incessants des acteurs et l’effet des institutions sur l’ensemble de la société.

Deuxièmement, contrairement à la position adoptée par Benjamin, comme le souligne Heinich (1983), en retournant son argument, « les techniques de reproduction, avant de faire apparaître une perte de l’aura, sont la condition même de l’existence de cette aura » (p. 107). Autrement dit, l’aura est « phénomène socialement construit » (p. 108) : c’est par la multiplication des reproductions – images, photographies, vidéos… – et des publics, pour poursuivre avec Heinich, que l’original peut être « perçu comme incarnation de l’unique » (p. 107). L’empereur Auguste (63 av. J.-C.-14 apr. J.-C.) en son temps en avait pleinement conscience puisqu’il avait multiplié les bustes et les statues à son effigie pour promouvoir un culte voué à sa personne. D’ailleurs Heinich n’hésite pas à parler de « sacralisation » pour distinguer la présence de l’original de l’effet de distance produit par sa reproduction.

Troisièmement, André Malraux ([1947] 1996), dans Le Musée imaginaire, a analysé l’apport de la photographie à la connaissance de l’art. D’une part, elle a mis les œuvres difficilement accessibles, ne serait-ce que par l’éloignement des musées où elles sont conservées, à la portée de tous ; elle a démocratisé le musée dirions-nous aujourd’hui. Plus fondamentalement, elle a transformé la fonction de l’original, car elle a permis des rapprochements, des recoupements, des comparaisons que la dissémination des objets rendait difficile, si ce n’est impossible, car il fallait jusqu’à son invention se fier à la mémoire ou à des reproductions plus ou moins fidèles. Autrement dit, pour parler en termes contemporains, la photographie a permis la délocalisation du musée. Toutefois, pour Deloche (2001), l’originalité de Malraux tient moins au fait « d’avoir donné corps à ce musée parallèle » désormais à la portée de chacun, « que d’avoir posé le concept de musée comme indissociable de celui de substitut » (p. 183). C’est-à-dire de le concevoir comme un espace de métamorphoses de l’original, comme un lieu où se dévoilent des relations inattendues. Et ce renversement de perspective a été rendu possible par le décentrement provoqué par la photographie. À l’époque où André Malraux rédigeait Le Musée imaginaire, la réalité virtuelle n’existait pas, mais on peut s’attendre à ce que le développement des techniques de numérisation brouilleront encore plus la délimitation entre original et reproduction [3].

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Bernard Schiele, professeur à la Faculté des communications de l’Université du Québec à Montréal et au programme d’études supérieures en muséologie

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Références

BENJAMIN, W., L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Paris : Allia, (dernière version de 1939) 2003.
DAVALLON, J., L’exposition à l’œuvre, Paris : L’Harmattan, 1999.
DELOCHE, B., Le musée virtuel, Paris : Presses Universitaires de France, 2001.
HEINICH, N., « L’aura de Walter Benjamin, note sur ‘‘L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique’’ », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 49, 1983, p. 107-109.
MALRAUX, A., Le musée imaginaire, Paris : Gallimard, 1996.
MINTZ, A., « Media and Museums : A Museum Perspective », in S. THOMAS et A. MINTZ, (dir.), The Virtual and the Real : Media in the Museum, Washington : American Association of Museums, 1998, p. 19-34.
WAGENSBERG, J., « Toward a Total Museology Trough Conversation Between Audience, Museologists, Architects and Builders », in TERRADAS ARCHITECTS et J. WAGENSBERG, The Total Museum, 2006, p. 11-103.

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[1] Les catalogues, guides et dépliants bien que d’une pénétration plus limitée jouent aussi un rôle non négligeable.

[2] Pour Deloche (2001) le musée « s’interpose comme ‘lieu du voir’ entre l’homme et le perçu (p. 187).

[3] Que l’on songe par exemple à la Grotte de Lascaux II ou au Musée d’Israël à Jérusalem qui permet simultanément de visiter les collections archéologiques et de visionner en 3D avec des lunettes de réalité virtuelle des lieux archéologiques