8 mai – Bioéthique et urgence de Culture scientifique – Michel Van Praët

 

Je ne vais pas développer, après d’autres, combien l’activité des musées s’est trouvée transformée par la crise du Covid-19.
Pour ceux qui la réduisent à sa dimension économique cela va de soi, mais de manière plus subtile il y aura à analyser le maintien des liens culturels entre les musées et la société grâce à l’essor des visites virtuelles et leur impact sur les pratiques à venir. Quant au travail au sein des musées c’est probablement un assez bon révélateur du dynamisme d’un milieu professionnel qui a développé des initiatives en matière d’accès virtuel et mis à profit cette réorganisation du musée pour consacrer des efforts à ses collections, voire pour engager des acquisitions documentant cette crise.
Je n’ai jamais visité en si peu de temps autant de collections et expositions (virtuelles) et, pour la première fois, j’ai créé, ce que je n’avais jamais envisagé, un site internet culturel pour partager quelques connaissances et émotions en lien avec la pointe bretonne.
Si la crise souligne une thématique c’est, à l’inverse des initiatives professionnelles, l’absence du ministère de la culture et, j’y reviendrais, une nouvelle occasion ratée en matière de culture scientifique.

J’hésite à m’exprimer au-delà car ayant été (en tant que membre du comité consultatif national d’éthique des sciences de la vie et de la santé, le CCNE) « préparé » au confinement, je ne suis pas nécessairement un « sujet » représentatif du milieu muséal.

Fin 2019, entre membres du CCNE, nous avions eu l’occasion d’échanger informations et réflexions éthiques sur l’apparition de l’épidémie en Chine.
Début janvier 2020, nous regrettions, entre membres du CCNE, que le débat sur les relations des humains au sein de la nature, et leur nécessaire coévolution avec cette dernière ne soit pas l’objet de plus d’attention, du moins de la part des médias et des politiques, alors que la cause des dernières épidémies, majoritairement liées à des zoonoses, est indissociable des modes vie contemporains et des perturbations que nous causons à la biodiversité.
Nous nous rappelions alors (peut-être un peu égoïstement) entre rapporteurs de l’avis 125 « Biodiversité et santé : nouvelles relations de l’humanité avec le vivant ? » du peu de journalistes à la conférence de presse tenue en 2017. Nous nous inquiétions pour les personnes isolées ou en EHPAD, en se souvenant des conclusions de l’avis 128 « Enjeux éthiques du vieillissement. Quel sens à la concentration des personnes âgées entre elles, dans des établissements dits d’hébergement ? Quels leviers pour une société inclusive pour les personnes âgées ? » (2018).
Les membres d’autres groupes de travail soulignaient pour leur part depuis plusieurs années combien la gestion de la santé publique avait fragilisé l’hôpital à travers l’adoption du concept économique de réduction des stocks, au profit d’une gestion à flux tendu de productions pharmaceutiques délocalisées.
Mi-janvier alors que nous souhaitions diffuser un avis sur les précautions éthiques liées à la transformation ciblée du génome ainsi qu’une déclaration commune sur le sujet, avec les comités de bioéthique allemands et anglais, nous constations que les principales revues Nature, Science, The Lancet… étaient saturées de propositions d’articles sur le Covid-19 (la déclaration commune fut d’ailleurs réduite à une mention dans Nature du 5 mars).
Le 24 janvier, lorsque les premiers cas sont identifiés en France, puis qu’un cas asymptomatique l’est en Belgique le 4 février, les discussions portent dès lors moins sur l’épidémie que sur son ampleur et la nature de ses répercussions sanitaires et sociétales.
Début février, l’insuffisance en masques et en tests de dépistage, l’absence de traitement connu et la tension dans les services hospitaliers, conduisent à s’interroger sur les mesures de distanciation sociale que vont prendre les politiques.
Un membre du comité rappelle alors un propos du médecin naturaliste Virchow (1821-1902) « Une épidémie est un phénomène social qui comporte quelques aspects médicaux ».
Le 27 février, pour ce qu’il en est du CCNE, toutes les réunions sont annulées et envisagées à minima jusqu’à mi-mai sous forme de visio-conférences. Nous nous séparons alors en nous interrogeant sur l’efficacité de telles réunions (ce qui s’est déroulé, de manière d’ailleurs plus efficace que prévu et a permis d’émettre plusieurs recommandations éthiques en avril et mai sur la situation dans les EHPAD, les tris dans les services de réanimation, l’accompagnement d’un défunt…
Le président de notre comité, Jean-François Delfraissy, se met en congé vis-à-vis de nous pour présider à la mise en place d’un comité scientifique auprès du Président Macron.
Je rejoins mon domicile en Bretagne, persuadé qu’une large information officielle va rapidement permettre des mesures prophylactiques cohérentes. Ma surprise sera essentiellement de constater que le manque persistant de tests et de masques, pire que ce qui était imaginable du fait du non-renouvellement des stocks stratégiques, ne permet pas de mettre en œuvre des mesures de distanciations sociales souples et contraint au confinement administratif qui débutera le 17 mars.

Ce long préambule m’a permis d’évacuer en partie ma rage, car mon information privilégiée n’ôte en rien ma rage, moins vis-à-vis des propos contradictoires de personnes en situation de responsabilité. Je leur fais crédit de mesures prises dans une situation de connaissance partielle du mode de pénétration et multiplication du virus ainsi que de ses effets pathogènes. Je garde pour moi l’appréciation quant à leur responsabilité dans la gestion à flux tendu du système de santé et la politique de délocalisation. Ma rage est de vivre une situation où l’information scientifique n’est mobilisée qu’en termes de communication, discutable de surcroit, sans prendre en compte l’intelligence des français et où a été perdue une occasion de la mobiliser et l’enrichir.

Cette crise sanitaire révèle et accentue, plus qu’elle ne crée, des questions sociétales liées en France aux disparités sociales, à l’isolement des personnes, à la stigmatisation des « non-productifs »… de même elle souligne la faiblesse actuelle de la politique française de culture scientifique.
Son abandon progressif par l’Etat, depuis la seconde moitié des années 1990, la diminution parallèle des rubriques scientifiques dans les médias, la déstructuration des enseignements de sciences naturelles, nourrissent la pandémie de fake news. Pourtant, le fait de chercher des explications (y compris sous forme de fake news) ne saurait être porté au débit d’une population qui subit depuis plus de deux décennies des restrictions en matière de culture scientifique.
Lors des études de préfiguration de la Galerie de l’évolution, nous avions été surpris de constater comment des représentations erronées se fortifiaient paradoxalement au fil de la progression scolaire. Faute de références dans les domaines des sciences du vivant, les élèves de première et terminale construisaient des réponses plus élaborées que ceux du primaire et du collège (ce qui était prévisible), mais elles étaient par contre plus souvent erronées, car la volonté de structurer une réponse ne s’appuyait, du moins à la fin des années 1980, que sur très peu de connaissances en matière d’évolution biologique (cette construction de représentations erronées constitua une surprise et nous amena à développer les évaluations préparatoires à l’exposition avec des chercheurs du CNRS et nord américains).
Contrairement aux propos parfois émis, les pandémies de fake news ne se réduisent pas à une abondance d’informations facilement diffusées sur les réseaux sociaux et mal vérifiées, donnant à chacun le sentiment d’avoir une part d’expertise (explication qui permettrait de justifier, si c’était le seul élément, un certain secret de l’information). Les causes du problème tiennent aujourd’hui également à deux autres éléments essentiels de culture scientifique :

  • l’absence d’enseignement des bases de compréhension des phénomènes biologiques et écologiques pourtant indispensables aux choix collectifs (démocratiques) de société,
  • la réticence à assumer que La Science est une construction culturelle dynamique avec, à un instant donné ses parts de repères et d’incertitudes.

De ce point de vue, le confinement aura été (comme la crise du sang contaminé) une occasion manquée pour la culture, et tout particulièrement pour la culture scientifique, mais puisque l’on aborde le post confinement, il convient que les acteurs de la culture scientifique s’attachent à modifier l’image d’une humanité menacée par la nature et n’ayant pour avenir que de la maîtriser. C’est écologiquement et sanitairement impossible et inutile. Cela induit des recherches et des politiques de santé qui privilégient le soin aux dépens de la prévention et de la compréhension des causes.
Nous ne sommes pas en guerre. Nous commençons même à utiliser certains virus en médecine et les quelques centaines de milliers de virus divers qui nous entourent, coexistent avec nous, participent d’équilibres écologiques comme, probablement, la régulation les blooms planctoniques.

S’il y a un combat à mener c’est celui qui permettra de mieux comprendre les processus de notre coévolution au sein de la biodiversité et de partager ces connaissances, indispensables au choix de développement qui s’imposent à nos sociétés.

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Michel Van Praët, Professeur émérite au Muséum national d’Histoire naturelle